Deowan Mohee: « Un bon système de taxation du tabac donne beaucoup d’argent au pays »
En Afrique, le tabagisme continue ses ravages au sein de la population. A cause de sa contribution forte dans l’émergence des maladies non transmissibles, le tabagisme fera peser, si rien n’est fait, un double fardeau sur le système de santé publique dans les pays africains dont le Cameroun. Face à cette situation, le Secrétaire exécutif de l’Alliance pour le Contrôle du Tabac en Afrique (ACTA) pense qu’il est urgent de combattre ce fléau qui constitue la porte d’entrée à la consommation des stupéfiants. Dans cette interview, Deowan Mohee est aussi favorable à la hausse de la taxation sur les produits du tabac pour s’arrimer au taux de 70% recommandé par la Convention cadre de l’Oms sur la lutte antitabac, ratifié par le Cameroun en 2006. Réalisée à l’issue d’une formation des journalistes d’Afrique francophone pour faire avancer la lutte antitabac, Cette interview donne à voir les moyens efficaces pour financer la lutte antitabac.
L’Acta a organisé à Lomé au Togo, une formation à l’intention des journalistes. Qu’est-ce qui a suscité cet exercice ?
Cette formation fait partie de la stratégie antitabac en Afrique. Nous avons besoin du soutien des médias des journalistes en Afrique pour faire avancer la lutte antitabac. Au cours de ces dix dernières années, nous avons travaillé dans plusieurs pays africains dans le but de faire adopter des politiques antitabac en conformité la Convention cadre de lutte antitabac des Nations Unies (Cclat). Pour ce plaidoyer, il faut une approche multisectorielle. Ce n’est qu’en adoptant cette stratégie que pourrons atteindre les objectifs à long terme. Par ailleurs, nous avons constaté que la collaboration avec les médias a donné de très bons résultats dans les pays où nous avons travaillé (Sénégal, Bénin, Gabon, Kenya…). Dans les pays qui ont adopté des lois antitabac, la presse a joué un rôle significatif. Cette formation, la 4e sur ces 10 dernières années, aide les journalistes à mieux comprendre le contexte dans lequel nous travaillons, à mieux comprendre la lutte antitabac, l’épidémie qui se propage en Afrique. Egalement, le rôle de l’industrie du tabac qui interfère dans les politiques en Afrique.
Quels sont les moyens dont vous disposez en tant qu’organisation pour faire face aux manœuvres de l’industrie de tabac ?
L’industrie du tabac a des ressources immenses. Ce sont des multinationales qui font des profits énormes en vendant les cigarettes et autres produits du tabac sur le continent africain. Cela leur permet de contrecarrer l’initiative du gouvernement et de la société civile en faveur d’une politique qui va faire reculer l’épidémie du tabagisme dans le monde. Par contre, la société civile dépend des bailleurs de fonds pour faire avancer la lutte antitabac. Mais nous avons la volonté de mobiliser les ressources dans la bonne direction. Malgré tous les défis, l’Afrique aujourd’hui va dans la bonne direction. Quoique la grande majorité des pays ait déjà ratifié la CCLAT, la mise en place se fait très lentement. Même lorsque le gouvernement adopte les politiques antitabac. Ce qui fait que l’épidémie continue à progresser en Afrique. Si nous ne prenons pas de mesure nécessaire, nous n’allons pas maitriser l’épidémie du tabagisme dans les années à venir. On aura des conséquences très graves (sociale, sanitaire, économique, environnementale).
Qu’est-ce qui peut expliquer la frilosité des gouvernements face à l’industrie du tabac ?
L’industrie est très forte. Elle a les moyens de payer les avocats et des juristes pour mener des combats contre le gouvernement. En Afrique, la situation est telle que si nous avons à combattre l’industrie du tabac, c’est non seulement dans les tribunaux dans les pays respectifs, mais aussi peut-être à l’international. Chaque fois qu’elle perd un procès, elle passe à une étape supérieure pour contester. Ainsi, il se peut que le procès bouge d’une juridiction à une autre. Tout ça prend du temps et demande beaucoup de ressources. Très souvent les gouvernements africains n’ont pas les moyens. C’est une forme d’intimidation ! Lorsque l’industrie poursuit par exemple le gouvernement Kenyan, ça intimide les autres pays. C’est une stratégie que l’industrie adopte pour affaiblir l’avancée de la lutte antitabac. Heureusement, il y a des bailleurs de fonds qui ont mis à la disposition des gouvernements des moyens financiers pour combattre l’industrie du tabac. Mais il faut retenir que l’industrie a toujours perdu.
La mise en œuvre de la CClat est assez mitigée dans les pays africains. Au Cameroun par exemple, on n’a pas encore de loi nationale antitabac. Que peut faire l’Acta pour aider les pays à atteindre les objectifs malgré les manœuvres de l’industrie ?
Le progrès qu’on voit dans les différents pays n’est pas le même. Le Cameroun est encore en arrière. Des pays comme le Sénégal ont déjà adopté leur loi. D’autres sont dans le processus. Ça se comprend ! L’environnement politique n’est pas pareil dans tous les pays. La lutte antitabac dépend du plaidoyer que fait la société civile, des soutiens que nous recevons pour faire notre travail sur le terrain. Mais, ça dépend énormément de la volonté politique du pays. Cependant il y a des puissants lobbies dans tous les pays qui empêchent l’avancée de la lutte antitabac. Au Cameroun par exemple, on a investi. Mais, on est bloqué parce qu’on n’a pas trouvé cette volonté de voter une loi qui touche tous les aspects de la lutte antitabac. Le Cameroun n’a pas encore de loi, mais il est en train de prendre certaines réformes politiques conformes avec la Cclat. Par exemple, à partir d’un rapport de la société civile qui démontre que l’industrie du tabac ciblait les mineurs, le gouvernement camerounais a sorti une note interdisant la vente du tabac autour des écoles. Il y a également une mesure sur le marquage sanitaire graphique sur les paquets de cigarette.
Les ressources manquent ! Que peuvent faire les Etats pour capter des financements ?
Il faut mobiliser les ressources localement au niveau du pays. C’est la stratégie à long terme pour l’Afrique de sortir de cette épidémie et promouvoir la santé publique. L’argent pour la santé publique, la lutte antitabac, l’alcoolisme, les maladies non transmissibles… doit être collecté localement. On peut le faire facilement ! Il existe déjà la taxe sur tous ces produits néfastes à la santé des populations. Mais ce n’est pas suffisant. L’Oms préconise que la taxe représente 70% du prix de la vente détaillée de la cigarette. Mais dans d’autres pays, c’est beaucoup moins, 30% à 40%. Donc il y a des possibilités pour les pays africains d’avoir beaucoup d’argent avec un bon système de taxation du tabac, l’alcool, etc. Il faut travailler selon les directives de l’Oms. Les revenus vont augmenter. En outre, quand la taxation monte, la consommation diminue. En utilisant ne serait ce que les 2% de ces revenus, vous financez de nombreux programmes de santé publique. Il ne faut pas aller quémander chez les bailleurs de fonds. Les ressources sont là, l’argent est là. Il faut tout simplement adopter les bons systèmes pour avoir des revenus additionnels. On cite les Philippines, un pays pauvre qui a adopté avec le soutien de l’Oms, un bon système de taxation des produits du tabac. Ce qui a généré des revenus énormes pour le gouvernement. Aujourd’hui, le budget du ministère de la santé des philippines a presque doublé. Plusieurs millions de philippins pauvres ont une assurance médicale gratuite. Ils sont couverts pour tout problème de santé de base. Ensuite, on utilise 15% du revenu de cette taxe pour aider les planteurs du tabac à diversifier leur culture.
Sans abandonner le champ du tabac fumé, l’industrie du tabac est passée à une autre étape avec la promotion du tabac non fumé à travers la cigarette électronique et l’IQos…
Ce sont des produits innovateurs que l’industrie a inventé pour diversifier leur production. La plupart contient de la nicotine. Par conséquent, ils sont dangereux pour la santé. Selon l’Oms, environ 8000 arômes sont utilisés dans ces cigarettes. Nous ne savons pas quels sont leurs effets à long terme. On vous dit que ces produits sont sans danger. Mais nous connaissons l’historique de l’industrie du tabac qui a toujours menti concernant la nocivité de la cigarette.
Quel message pour cette jeunesse, cible privilégiée de l’industrie du tabac ?
Vous avez raison de le mentionner. Pour continuer à faire des profits immenses, l’industrie a besoin de nouveaux fumeurs, une nouvelle clientèle. Et l’industrie cible plus les jeunes. Cela se fait surtout dans les pays où le cadre réglementaire le permet. Où la loi n’est pas implémentée de manière efficace quand elle existe. Donc, il faut que les parents montrent l’exemple à leurs enfants en s’abstenant de fumer. On va continuer la sensibilisation des jeunes mais la meilleure façon de combattre le tabagisme est d’avoir un bon cadre légal et de veiller à son application.
En ce qui concerne l’industrie du tabac…
L’industrie doit cesser de cibler les pays africains, les pays pauvres. Mais aussi les gens pauvres dans le monde. Car selon une étude, ce sont les gens pauvres qui dépensent plus dans la cigarette. Il y a des familles africaines où 15% du budget est investi dans les cigarettes. Cela se fait au détriment des besoins essentiels de la famille (nourriture, logement, vêtement, santé). L’industrie doit cesser de vulgariser ces produits mortels. C’est mauvais pour la santé publique, pour l’économie des gouvernements africains qui dépensent beaucoup dans le traitement des maladies liées au tabagisme. On observe actuellement dans les pays africains, une montée fulgurante des maladies non transmissibles. La cigarette est l’un des facteurs de risque de ces maladies. Si cette tendance continue, l’Afrique va se retrouver dans 15 ou 20 ans, avec un double fardeau des maladies transmissibles et non transmissibles. Où est-ce que ces pays vont trouver des moyens pour les combattre ? Cependant, le message qu’on veut passer aux gouvernements, est qu’il faut prendre des mesures efficaces pour lutter contre le tabagisme. La meilleure façon de le faire est de mettre en œuvre la Cclat. De nombreux pays ont déjà ratifié cette convention. Ils ont l’obligation morale et légale de la mettre en œuvre.
L’absence des données actualisées sur la situation du tabagisme dans les pays africains est un obstacle au travail des journalistes. Que peut faire l’Acta pour aider à résoudre ce manquement ?
L’ACTA est une organisation qui a un centre de ressources en ligne qui dissémine les données que nous trouvons dans plusieurs organisations. Nous avons les professionnels en communication qui collectent les données dans les différents pays et on les publie sur notre site et sur les réseaux sociaux. On va continuer…