Fadhel Kaboub : La taxe carbone est une distraction
Non au piégeage économique néocolonial !
Pour rappel, la Taxe Carbone ou écotaxe est un impôt environnemental direct, proportionnel aux quantités de dioxyde de carbone (CO2) émises lors de la production et/ou de l’usage d’une ressource, d’un bien ou d’un service. Plus un produit émet de gaz à effet de serre (ou d’équivalents CO2) plus il est taxé. C’est une application directe du principe « pollueur-payeur ». Mais Fadhel Kaboub, président du Global Institute for Sustainable Prosperity, (GISP) estime qu’il ne s’agit pas d’une solution de transformation pour le développement de l’Afrique dans un contexte de lutte contre les changements climatiques. Surtout que le continent en subi de plein les effets alors qu’il n’en est quasiment pas responsable. Promoteur d’une vision dite « alternative » au financement climatique, Fadhel Kaboub en parle dans cette interview réalisée à Machakos, une localité située à environ 60 km de Nairobi au Kenya au terme de sa présentation lors d’une formation des journalistes africains organisée par Power Shift Africa (PSA) et Mesha, pour promouvoir la thématique des changements climatiques dans les rédactions. Il y dénonce le piégeage économique néocolonial dans lequel l’Afrique est engluée et qui fausse les bases de la négociation dans les rendez-vous dédiés au changement climatique comme celui annoncé à Dubaï en novembre prochain (COP 28).
Statistiquement parlant à combien se chiffre la facture due au changement climatique -Qu’elle soit financière ou environnementale- sur le continent africain ?
Côté environnemental, l’Afrique est responsable seulement à 4% des émissions de CO2. C’est l’équivalent de ce que l’Espagne seule crée en termes de CO2. Au niveau financier, c’est très difficile de quantifier le coût financier du changement climatique. Mais les estimations sont dans les milliers de milliards de dollars cumulatif, parce qu’il faut quantifier les dégâts matériels, les dégâts en terme de vies humaines quand on a des désastres naturels, etc. Mais aussi les opportunités qui sont détruites pour les populations. On doit prendre en compte les réfugiés qui se sont déplacés non pas pour des raisons purement économiques mais environnementales et écologiques. Donc c’est très difficile de quantifier le coût réel de cet impact. En outre, le mouvement de population à cause du changement climatique crée beaucoup de pressions sur les zones qui reçoivent les déplacés. Les pressions économiques au niveau de l’habitat, au niveau de l’enseignement, de la santé. Ça crée souvent un conflit sur les ressources dont le coût est énorme.
Vous militez pour une vision alternative cohérente et globale pour le développement, les politiques sur le changement climatique et les politiques énergétiques en Afrique. Peut-on en savoir davantage sur le sens de ce débat que vous ouvrez ?
Mon analyse commence par une très simple observation. Si on divise le monde en 2 groupes : le Nord global et le Sud global et on fait le net de toutes les transactions financières au niveau mondial, tout inclut (investissement direct étranger, exports, imports, paiements d’intérêts, la dette, l’annulation de la dette, l’aide économique, etc.), le produit net est estimé à 2000 milliards de dollars qui vont du Sud global (pays pauvres) vers les pays du Nord. C’est un chiffre énorme. Quand on compare ce chiffre 2000 milliards de dollars avec 100 milliards de dollars qu’on nous a promis pour le financement du changement climatique, et tout ce qu’on inclut dans le financement du changement climatique, de développement, etc., on observe un système d’extraction néocolonial au niveau financier. Donc, si on va négocier des agréments au niveau mondial avec les Etats Unis, avec l’Europe, avec le reste du monde pour financer la transition énergétique et la transition climatique, on doit forcément parler de ces 2000 milliards de dollars qui vont non pas dans la bonne direction mais dans la direction inverse, des pays du Sud vers ceux du Nord.
Comment comprendre ce chiffre de 2000 milliards de dollars exporté par l’Afrique alors qu’elle mendie quelques 100 milliards pour la lutte contre le changement climatique pour ses Etats ?
Quand on analyse l’origine de ce chiffre, on observe qu’il y a trois déficiences structurelles que j’appelle néocolonial au niveau des pays du Sud et surtout de l’Afrique. Le premier est le déficit alimentaire. En Afrique, on importe 85% des produits alimentaires de base. Or, le continent africain bénéficie de ressources naturelles et de fertilité de sols qui ne peut pas expliquer ce déficit. Le deuxième point porte sur le déficit énergétique. Je prends le cas des pays comme le Nigéria qui exporte un volume énorme de pétrole. Ce même Nigéria aujourd’hui importe 100% de sa consommation d’essence pour les voitures. Le troisième point est le plus important ! Les économies africaines en général ont un problème d’industrialisation où on importe de la valeur ajoutée très forte et on exporte la valeur ajoutée très faible. Donc on importe les composantes, les inputs, l’énergie, la technologie et on ajoute de la valeur ajoutée qui est dérivée de la main d’œuvre qui ne coûte pas chère en Afrique. Notre industrie en général est soit de l’extraction pure et simple de matières premières, soit de la fabrication de l’assemblage de ce je peux appeler « bricolage » de valeur ajoutée très faible. Si on prend en compte les trois déficits au niveau énergétique, alimentaire et industriel, on observe un déficit de la balance commerciale qui est structurelle, annuelle et qui augmente au fur et à mesure.
Le résultat de ces déficits de la balance commerciale est le fait que nos monnaies, notre taux de change est constamment en baisse par rapport au dollar, par rapport à l’euro. Donc le résultat d’une monnaie faible est que tout ce qu’on importe (des produits alimentaires, de l’énergie, des médicaments…) tout ce qu’on importe a des prix plus élevés. On importe l’inflation en Afrique et malheureusement nos gouvernements, ce qu’ils font c’est une intervention automatique pour essayer de subventionner les produits alimentaires, les produits énergétiques et en même temps emprunter de la devise de dollar, de l’euro, du British pound afin de stabiliser la valeur de notre monnaie par rapport au dollar. Ce qui crée le problème du cercle vicieux de la dette externe. On ne peut pas parler aujourd’hui d’investissement, de contribution des pays africains pour la transition énergétique, pour le développement pour la santé, pour l’enseignement…quand on parle d’un système qui fait de façon systématique du piégeage économique colonial voire néocolonial.
Dans ces conditions que recommandez-vous aux Etats africains lors des négociations qui sont très attendues pendant la COP 28 en novembre prochain à Dubaï ?
Pour ces négociations à la Conférence des parties (Cop 28) à Dubaï, etc., on doit parler de modifier, de transformer et non pas seulement reformer le système financier international. Parce que ce système financier a été créé en 1944 quand la majorité des pays du Sud, l’Afrique en particulier était des colonies. C’est un système financier qui n’était pas créé par nous, qui n’a pas été créé pour nous. Donc, ça ne peut pas être le système financier qui va améliorer notre condition aujourd’hui. C’est le sens de mon intervention. Il est très important à mon avis, de présenter ces idées non seulement aux gouvernements et aux académiciens mais aussi aux journalistes, au public africain à travers ces conversations qui doivent être au centre des négociations pour le changement climatique, le développement et la réforme du système financier mondial.
Est-ce le sens du concept « alternative », quand vous parlez également de souveraineté monétaire des pays africains ?
Exactement. Pour transformer notre situation en Afrique et dans les pays du Sud en général, la solution est très simple. Si on observe trois déficiences structurelles au niveau alimentaire, énergétique, et industriel, la solution est d’investir pour la souveraineté alimentaire ; c’est d’investir dans la souveraineté énergétique et surtout que notre potentiel c’est l’énergie renouvelable. Et troisièmement, de développer une politique industrielle au niveau national, régional et pourquoi pas panafricain pour utiliser les ressources naturelles, les ressources humaines qu’on possède ici en Afrique afin de créer de la valeur ajoutée forte et retenir la valeur ajoutée et non pas pour l’export mais créer de la valeur et produire pour servir le besoin de développement et de l’infrastructure ici en Afrique.
Concernant le mécanisme de financement des pertes et préjudices, comment est-ce que vous qualifiez l’état d’avancement des discussions pour sa mise en place ?
Le fond est vide ! En fait, John Kerry, le représentant américain a déclaré, il y a quelques semaines que les Etats Unis ne vont pas payer de compensation aux pays pauvres pour les dégâts climatiques. Il l’a dit directement. On comprend que les Etats Unis ne vont pas contribuer de façon significative à ce fond. Et pour les Etats Unis, c’est une question de contribution d’autres pays, non seulement les pays européens mais aussi les pays comme la Chine et l’Inde par exemple. Il est question de faire pression sur la Chine de contribuer parce qu’elle a contribué aussi au changement climatique. Sauf que la contribution au niveau de la pollution de la Chine est récente. En outre, la majorité de la pollution créée par la Chine, l’est pour produire des produits de consommation pour les pays du Nord.
Dans quel registre positionnez-vous la taxe carbone ? Comment est-ce qu’on peut la matérialiser au niveau de nos Etats pour pouvoir l’inclure dans les lois de finance ?
La taxe carbone n’est pas une solution de transformation. Les compagnies, les firmes qui vont payer la taxe carbone possèdent le pouvoir de marché. Ce qui leur permet d’ajouter le coût de la taxe aux consommateurs. C’est donc un transfert direct pour les consommateurs. Ce n’est pas une méthode de forcer les compagnies qui polluent de changer leurs technologies, de changer leurs méthodes parce qu’ils peuvent passer le coût de la taxe aux consommateurs de façon directe ou indirecte. En somme, c’est une distraction.
Nadège Christelle BOWA
De retour de Mechakos (Kenya)